Ezra Jucht, maroquinier, est né en 1900 à Varsovie. Il épouse en mai 1929 à Paris 20e Estera Jeklingski/Jaglinskaite, née en 1899, à Kalvarija (ou Marijampole) en Lituanie (divorcée de Marcus Sechter). Ils ont deux filles, Suzanne, née le 18 janvier 1933, et Odette, née le 9 avril 1938, toutes deux à Paris XIIe.
Ils sont domiciliés 31 rue du Retrait dans le 20e lors de leur mariage, mais la famille habite ensuite le XIIe arrondissement (années 30), puis au 129, Boulevard Poissonnière, dans le IXe (ce numéro n’existe pas…), où Suzanne est scolarisée à l’école du 21 rue Milton.
Ezra est arrêté le 14 mai 1941 (« Rafle du Billet Vert »), interné le même jour au camp de Beaune-la-Rolande, d’où il est déporté par le convoi du 28 juin 1942 en direction d’Auschwitz (où il reçoit le matricule 43129). Il est assassiné à Auschwitz le 10 août 1942.
Fuyant sans doute Paris après la rafle du Vél’ d’Hiv’, « après avoir franchi clandestinement la ligne de démarcation venant de Paris pour éviter les représailles des autorités allemandes », elles sont arrêtées le 25 juillet 1942 à 13 h par le commissaire de police spécial Michel « chargé du contrôle de la ligne de démarcation, en poste à Artix, en mission à Escalès [à Saint-Sever], auxiliaire de M. le Procureur de l’Etat Français à Pau », au motif qu’Estera ne possède-pas de sauf-conduit et n’a pas fait viser sa carte d’identité d’étrangère à son départ de Paris. Elles sont immédiatement transférées à Grenade-sur-l’Adour pour examen de situation, et placées en résidence provisoire dans ce village, en attendant leur autorisation de séjour à St-Martory (Haute-Garonne). Leur mère est convoquée pour le 12 août à Pau devant le procureur de la République. Elles sont passées par le centre de regroupement du Stadium de la Gare de Pau. Le procureur décide d’une sanction administrative (dont nous n’avons pas encore connaissance).
Sans doute libérées, elles trouvent refuge à Biol (Isère). Max Chenavier, un habitant, décrit
«ces deux jolies fillettes, l’une brune, l’autre toute blondinette, si gracieuses».
En 1943, elles gagnent Grenoble afin de tenter de passer en Suisse, et rejoignent un convoi «sécurisé» par la résistance juive à Annemasse (Haute-Savoie).
Elles sont sans doute prises en charge par le réseau de passage monté par le MJS (Mouvement de Jeunesse Sioniste) depuis Annemasse (où ils bénéficient de complicités comme celle du maire, Jean Deffaugt. Grâce à lui, ils emmènent des enfants à la frontière « faire du sport » plusieurs fois par semaine). Conduites par Mila Racine et Roland Epstein, elles sont toutes les trois refoulées par les douaniers suisses le 21 octobre 1943 à Perly-Certoux (à la frontière) parce qu’elles n’avaient « pas de papiers pour rendre leur déclaration vraisemblable ».
Pas un bruit. Dans la nuit glacée, Mila retient son souffle. Elle sait que le moindre craquement dans cette forêt sombre pourrait causer leur perte. Les risques sont grands. Dans les bras de sa mère, un bébé sanglote. Derrière, un couple âgé peine à suivre. Pour Mila Racine qui, à 24 ans, dirige le groupe avec Roland, pas question de les laisser. La Suisse n’est qu’à 200 m. Dans quelques minutes, ils seront sauvés. Mais les gardes-frontières allemands, aidés de leurs chiens, n’ont plus de doute. Ce sont bien des pleurs d’enfant qu’on entend au travers du rideau de pluie. Il y a des tirs. Une femme est tuée, une autre blessée. Ce 21 octobre 1943, Mila, Roland, un couple de personnes âgées, 30 enfants venant de Nice, une mère avec son bébé et un couple avec un tout jeune enfant sont arrêtés à Saint- Julien-en-Genevois (Haute-Savoie).
Tous sont incarcérés à l’hôtel Pax d’Annemasse, réquisitionné par la Gestapo, et dont une annexe sert de prison. Mila Racine y restera deux mois. Elle reçoit la visite quotidienne de Jean Deffaugt, qui lui apporte de la nourriture. Elle continue de s’y occuper des enfants.
« Vous comprenez, monsieur le maire, je remplace leur maman, je remplace leur grande soeur. Ça leur paraît si bon, un peu de tendresse… »
lui confie-t-elle. L’homme réussit à faire libérer les plus jeunes et il a un plan d’évasion pour Mila, qui refuse. Elle craint les représailles envers les petits.
Estera et ses deux filles sont ensuite détenues au Fort Montluc de Lyon, où le Cardinal Gerlier tente une intervention mi-novembre (mettant en avant la nationalité française des fillettes), mais il est trop tard, elles ont été transférées à Drancy le 25.
Déportées de Drancy à Auschwitz par le convoi n° 62 du 20 novembre 1943, elles sont sans doute assassinées dans une chambre à gaz dès leur arrivée le 23. Déclarées décédées le 25 à Auschwitz (Journal Officiel 1994).
Sources :
Fivaz-Silbermann (R.), « La fuite en Suisse. Migrations, stratégies, fuite, accueil, refoulement et destin des réfugiés juifs venus de France durant la Seconde Guerre mondiale », Thèse de doctorat 2017, Genève (https://www.unige.ch/sciences-societe/dehes/files/1615/1204/8536/sar_fall_2017_fivaz_fuite_en_suisse.pdf ».
https://www.leparisien.fr/culture-loisirs/les-enfants-de-mila-25-09-2016-6148455.php
https://www.yadvashem.org/yv/fr/expositions/a-travers-lhistoire/mila-racine.asp