Dans la gueule du loup : trois Juifs belges arrêtés à Amou en janvier 1942
David Steinlauf

Dans la gueule du loup : trois Juifs belges arrêtés à Amou en janvier 1942

Il est 11h30 à Amou en ce 15 janvier 1942 quand les gendarmes Laffon et Dubon montent dans l’autobus en provenance d’Orthez afin de vérifier l’identité des voyageurs.

Les contrôles se sont en effet renforcés depuis quelques temps. Le 27 octobre précédent, le commandant de la brigade d’Amou a fait parvenir à ses supérieurs hiérarchiques (jusqu’au préfet) un rapport attirant leur attention sur le nombre croissant de Juifs arrivant à Amou pour passer clandestinement la ligne de démarcation. Il indique que

« Des gens ayant des méfaits à se reprocher, tant vis à vis des autorités françaises qu’allemandes, peuvent assez aisément échapper aux recherches dont ils sont l’objet en zone occupée.

Ce fait peut en outre créer des difficultés aux autorités administratives françaises à l’égard des autorités d’occupation ; le franchissement de la ligne de démarcation par les juifs étant interdit par ces dernières.

Le présent rapport vous est donc adressé à toutes fins utiles, ainsi que pour avoir des instructions sur la conduite à tenir envers tous les juifs dont la présence dans la région ne pourrait être justifiée de façon satisfaisante ».

Deux des voyageurs contrôlés présentent des pièces d’identité belges, mais aucun n’est en possession du document spécifique exigé des étrangers. De plus, la carte d’identité française du troisième semble ne pas correspondre à son signalement, et il s’exprime difficilement en français. Pressé de questions, il se trouble et reconnait être muni de faux papiers.
Ils sont donc arrêtés. Ces trois voyageurs sont :

  • Moszek Fiszel Korenberg
    Il est né le 22 décembre 1893 à Chruszczobród (alors dans l’Empire russe, aujourd’hui en Pologne), fils de Ksyl et d’Esther Sojka/Soyka. Marié à Rywka Kaufman, 2 enfants.
    De nationalité polonaise, il est boucher, domicilié à Anderlecht (banlieue de Bruxelles), puis 12 rue des Bogards à Bruxelles.
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12 rue des Bogards à Bruxelles
  • Rachel surnommée « Ruschy » Hamel
    Elle est née le 18 juin 1901 à Toki (alors dans l’Empire d’Autriche-Hongrie, aujourd’hui en Pologne), fille de Mordechai Marcus et de Hanna/Anna Berger. Epouse de Tobias Berger, marchand, cuisinier
    La famille habite à Schaerbeek (à Bruxelles, Belgique) au 118 rue des Pâquerettes. Pendant la guerre, ils sont domiciliés à Nice, Hôtel Rochambeau, puis Villa Sweet Home à Vence, où son mari sera arrêté , interné à Nice, transféré à Drancy fin novembre 1943 et déporté de Drancy le 17 décembre). Ils ont 4 enfants, dont Henri, né le 11 mars 1927 à Schaerbeek, étudiant, déporté avec son père.
    Elle déclare être entrée en France au cours de l’Exode de 1940, réfugiée dans le Nord, puis revenue en Belgique à la signature de l’Armistice.
    Elle est porteuse d’une fausse carte d’identité belge au nom de Blanche Eloïse Victoria Graux veuve Barras.
  • David Steinlauf/Steinlauff
    Il est né le 24 avril 1908 à Trèves (Allemagne), fils d’Abraham Leib et de Eleonora/Leonora/Lotti Stojner. Célibataire, de nationalité polonaise, il est tailleur de diamants, domicilié 5 rue St-Joseph (Jozef Balstraat) à Berchem/Anvers (Belgique).
    Le 26 juillet 1934 un passeport lui est délivré par le consulat (lequel ?) d’Anvers, et une carte d’identité belge le 16 novembre 1939.

« L’invasion allemande de la Belgique au printemps 1940 entraîne l’exode de deux millions de Belges vers le Sud, à travers la France. Parmi eux, dix ou quinze mille Juifs belges, qui seront nombreux à demeurer dans le sud de la France. La Belgique est directement placée sous contrôle militaire allemand. En octobre 1940, les Allemands promulguent des lois discriminatoires contre les Juifs, les obligeant à se faire enregistrer et les excluant de la fonction publique et d’autres professions. Au cours du printemps et de l’été 1941, les biens et les entreprises juifs sont confisqués et aryanisés.
À Anvers, les violences antisémites sont particulièrement virulentes. Le 14 avril 1941, un « pogrom » est perpétré à Anvers par des groupes flamands pro-nazis. Des synagogues et des biens juifs sont incendiés et pillés.
Tout au long de cette période, les mesures antisémites ne cessent de s’intensifier. Durant l’automne 1941, les Nazis créent l’Association des Juifs en Belgique (AJB). Sa fonction principale est d’enregistrer les Juifs du pays en vue des travaux forcés et de la déportation vers les camps d’extermination » [1]Source : Yad Vashem.

Moszek Korenberg, dès novembre 1941, habite Nice, 36 rue Rossini (un hôtel). En janvier 1942, il est domicilié à Annot (Alpes-de-Haute-Provence, au pied des Alpes, à 2h de Nice). Il loge à l’Hôtel de l’avenue (la mairie lui délivre une carte d’alimentation et un sauf-conduit pour se rendre à Nice). Il déclare avoir obtenu sa fausse carte d’identité à Nice pour 1.000 francs.


Moszek Korenberg et Rachel Hamel sont sans doute entrés en contact à Nice, car tous deux, préparant leur retour vers la Belgique via la Zone Occupée et les Landes, envoient leurs bagages de Nice à Feignies (poste frontière français avec la Belgique) le 12 janvier.
Rachel dit être revenue en France en août 1941 pour s’embarquer vers l’Amérique pour rejoindre sa famille, et avoir résidé à Toulouse et à Nice. N’ayant pu le faire et sans argent, elle a voulu rejoindre la Belgique. Elle franchit clandestinemlent la ligne de démarcation à Orthez le 13 janvier.
David Steinlauf déclare lui aussi être entré en France en 1941. Découvert en Zone Non Occupée, il est le 17 décembre 1941 assigné à résidence par le préfet dans le canton de Vaugneray (dans le Rhône, à l’ouest de Lyon). Voulant se rendre en Belgique, il passe la ligne à Orthez le 13 janvier.
Tous trois ont donc vraisemblablement emprunté le bus Orthez-Amou, pour continuer vers le Nord et regagner la Belgique.
Ils sont donc arrêtés, le 15 janvier 1942 entre 11h30 et 11h40 (disent les PV d’arrestation) à Amou, dans le bus, par 2 gendarmes à pied de ce village. A 14h, ces derniers appellent le Procureur d’Etat de Mont-de-Marsan, qui ordonne l’arrestation (pour « défaut de carte d’identité d’étranger et usage de fausse carte d’identité », infraction à l’article 2 du décret du 2 mai 1938). Fouillé, Moszek Korenberg est trouvé en possession de 7.000 francs et de victuailles ; 1.740 francs et une balance de diamantaire pour David Steinlauf, ainsi que de 4 sachets de poudre grise, qui intriguent beaucoup les autorités, qui les feront analyser… Il s’agit d’un médicament. Rachel Hamel, est quant à elle trouvée en possession d’un billet de 1.000 francs. Ils sont enfermés dans la chambre de sûreté de la gendarmerie d’Amou.

Entendus par le procureur de l’Etat entre 18h30 et 18h50 à Mont-de-Marsan, ils sont placés sous mandat de dépôt et incarcérés ce jour, amenés par le même gendarme d’Amou qui les avait arrêtés.


Des avocats leur ont été commis d’office (maîtres Sourbès, Larroquette et Vallée)
Ce même jour, le procureur de l’Etat délivre un Réquisitoire d’information (pour le juge d’instruction).

L’application zélée de la législation anti-étrangers de Vichy va se révéler un piège mortel pour les trois voyageurs…
Dès le lendemain en effet, comme il y est obligé, le juge d’instruction informe le feldkommandant de l’arrestation (la kreiskommandantur-feldgendarmerie répond le 21 de les maintenir en détention jusqu’à nouvel ordre).
La procédure suit inexorablement son cours :
Le 18, le juge fait une demande de casier judiciaire (« Néant »).
Le 22, c’est la 2e comparution devant le juge d’instruction (la marquise de Guilloutet sert d’interprète).
Les trois sont transférés le 23 janvier 1942 à 18h à la section allemande de la prison et convoyés le lendemain à Dax par la feldgendarmerie.
Le 1er février Sourbès (par ailleurs maire de Gaillères), transmet (par l’intermédiaire du juge d’instruction de Pau) au juge d’instruction de Mont-de-Marsan les documents d’identité de Moszek Korenberg reçus de Nice.
Le 3, le préfet demande au procureur de Dax de le tenir informé de l’affaire
Le 16 mars, depuis la prison de Dax, Moszek Korenberg et Rachel Hamel demandent à la gare de Feignies de leur envoyer leurs bagages expédiés de Nice à Feignies le 12 janvier, mais on leur répond qu’ils ont été saisis par la police le 28 janvier, suite à commission rogatoire du juge d’instruction de Mont-de-Marsan du 18. La police militaire allemande demande à récupérer lesdites malles-valises. Le juge lève la saisie le 18 avril (ce qui n’est appliqué que le 22 mai).
Le 20 mars, la kommandantur informe le juge d’instruction de la véritable identité de Rachel Hamel, et que les trois vont être jugés par la feldkommandantur. En retour, le juge d’instruction demande s’ils pourront être remis aux autorités françaises après jugement allemand, afin d’être jugés par les Français.
Ils sont incarcérés le 26 mars à la maison d’arrêt de Bayonne [2]AD64, antenne de Bayonne.

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Transfert à Bayonne – AD64 (Antenne de Bayonne)


Après 2 mois de détention dans cette ville, Moszek Korenberg et David Steinlauf sont transférés au camp de Mérignac le 21 mai sur ordre de la Feldkommandantur 541 de Biarritz. Le 1er juillet, la feldkommandantur de Bordeaux répond au directeur du camp (suite à une lettre du 3 juin) qu’ils doivent être maintenus en détention au camp de Mérignac.

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Internement au camp de Mérignac – AD33


Rachel Hamel n’est transférée que le 16 juillet 1942 de Bayonne à Mérignac sur ordre des Autorités Allemandes.
Tous trois sont transférés à Drancy le 18 juillet avec plusieurs centaines de Juifs du Sud-Ouest. Ils y rejoignent ceux arrêtés à Paris lors de la Rafle du Vél’ d’Hiv’.
Ils sont déportés de Drancy à Auschwitz par le convoi n° 7 du 19 juillet 1942.


David Steinlauf est décédé le 21 août 1942 à Auschwitz.

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Paru dans Le Moniteur Belge en 1956

La procédure judiciaire se poursuit néanmoins jusqu’en 1949…
17/08/1942 nouvelle demande de casier judiciaire (« Néant »).
25/11/1942 : Réquisitoire définitif du Procureur au Juge d’instruction, pour être traduits devant le Tribunal correctionnel (ils sont morts depuis 4 mois…).
26/12/1942 : Assignation à comparaître
Le 13 janvier 1943, le Tribunal de 1ère instance les condamne à 300 francs d’amende, plus 3 mois de prison pour Moszek Korenberg (et au remboursement des 238 francs de frais de Justice…).
12/11/1943 : signification du jugement… affichée au Tribunal de Mont-de-Marsan, « les condamnés étant sans domicile fixe ».
15/01/1944 : le Procureur demande aux Services de Police Judiciaire que Moszek Korenberg soit recherché pour exécution de peine

Ce n’est que le 26 octobre 1949 que le Procureur demande de cesser les recherches, « L’intéressé bénéficie du décret de grâces générales du 12 juillet 1949 ».

Après la guerre, la famille de Rachel entreprend des recherches. Sa fille Fanny épouse Goldstein, témoigne à Yad Vashem en 2001, de même que la fille de Moszek, Esther épouse Lewkowicz en 1981, et la mère de David, Eleonora, en 1955.


Documents extraits du dossier de procédure (AD40)

Autres sources

Autres sources
1 Source : Yad Vashem
2 AD64, antenne de Bayonne