Léon KARTUN nait le 30 juin 1895 à Paris, 1 avenue Trudaine dans le IXe arrondissement, fils de Salomon, commerçant en diamant, représentant de commerce, et de Chissia/Hélène Rechtschaft/Reckaft/Rechtoff, arrivés en France depuis Bialystok (Empire de Russie, aujourd’hui en Pologne) via Anvers entre 1890 et 1895.
Jeune prodige du piano, il joue déjà les fugues de Bach à l’âge de 4 ans, avec ses frères Henri (1890-1899), et Jacques.
Il sera pianiste, arrangeur, compositeur. Il gagne rapidement une réputation de virtuose.
En 1920, il est domicilié 72 rue de la Boétie dans le VIIIe.
Léon Kartun entre au Conservatoire de Paris en 1911 dans la classe de Louis Diémer et obtient le premier prix de piano en 1912. Dès 1918, il joue dans les Concerts Colonne, donne de nombreux récitals à Paris et effectue des tournées en France et à l’étranger (Londres 1920, Belgique, Espagne). Il se produit fréquemment en duo, notamment avec le célèbre violoniste Georges Enesco (1881-1955).
Il épouse le 20 juin 1922 à Paris XVIIe Germaine Berthe Descoffre (divorcée de Robert Georges Trèves). Léon adopte le fils de son épouse.
Léon Kartun posséde un large répertoire, tant classique que jazz, et il arrange plusieurs pièces pour piano.
Dès 1921, il enregistre des œuvres de Couperin, Bach, Scarlatti, Rameau, Mozart, von Weber, Mendelssohn, Chopin, Liszt, Brahms, Ravel, Fauré, Albéniz, et De Falla.
En août 1924 il joue un concerto pour piano de J.S. Bach au « Proms » de Londres sous la direction de Henry J. Wood. En 1928, il compose Quinze exercices pour piano.
Il dirige également l’orchestre de jazz « Léon Kartun et son orchestre ». Stéphane Grappelli et Michel Warlop (sous le pseudonyme de Waclaw Niemczyk) sont violonistes dans son orchestre. Il enregistre en 1934 Knick Knack Blues, Heureux, Joyeux, Amoureux, Golden March et Waiting for you (Sous le pseudonyme de Henry Atkins).
Voici un aperçu de son talent :
Albeniz, »Seguidillas » opus 232 n°5 (1928) : https://www.youtube.com/watch?v=neHc2b_1S58
Chopin, « Ballade » N°1 Opus 23 (1929) : https://www.youtube.com/watch?v=AoIAelnBDA8
« What a quickness » (1933) : https://www.youtube.com/watch?v=uatXQhFosq0
Il donne de très nombreux concerts à la radio.
Mobilisé le 20 mars 1940 au Dépôt du Génie à Verneuil-sur-Seine, il est affecté à la 21e Compagnie de Travailleurs Militaires. Démobilisé le 27 juillet à Astaffort, se retire à Fals (Lot-et-Garonne), puis à Paris
Il est alors domicilié au 16 boulevard Gouvion-St-Cyr à Paris XVIIe.
Un article de presse de la fin 1944 le dit arrêté à Paris le 19 juillet 1942.
Fuyant la Rafle du Vél’ d’Hiv’ des 16 et 17 juillet 1942, il est arrêté le 24 juillet à Hagetmau et incarcéré le même jour à 21 h à la prison de Mont-de-Marsan par la feldgendarmerie.
Sa levée d’écrou est le 27 juillet à 17 h, et il est alors conduit sur ordre de la feldkommandantur de Mont-de-Marsan au Camp de Mérignac le 29 pour tentative de franchissement de la ligne de démarcation.
Transféré à Drancy par le convoi du 26 août, il part ensuite pour le camp de Pithiviers dans le Loiret (début septembre), puis de Beaune-la-Rolande le 25 septembre.
Affaibli, il est longuement hospitalisé à l’hôpital de Pithiviers, de fin septembre 1942 à mars 1943.
Kartun, stoïque et amer, était préposé tous les matins au ramassage des ordures. Je le voyais arriver de loin, avec deux camarades qui tiraient le tombereau. Kartun avait de gros gants fourrés avec lesquels il essayait de protéger ses mains, ses précieuses mains de pianiste qui, jadis, tant de fois dans Paris, nous avaient valu des heures d’enchantement… (…) Kartun, négligemment, de son unique main gantée, ramassait les détritus… « Poum, poum, poum », chantonnait-il distraitement. Et je savais qu’il composait sa symphonie ».
Madeleine Fauconneau du Fresne, De l’enfer des hommes à la cité de Dieu, Éditions SPES, 1947
À l’été 1943, le S.S. Aloïs Brünner remplace Röthke à la direction du camp de Drancy, ce qui coïncide avec une intensification des déportations. Il décide la fermeture du camp de Beaune-la-Rolande et le transfert des détenus à Drancy.
Léon Kartun y arrive le 12 juillet 1943. Sa mère (arrêtée à Nice), sera déportée depuis Drancy vers Auschwitz par le convoi du 7 octobre 1943.
Brunner organise un convoi constitué de Juifs qui avaient pu faire la preuve qu’ils étaient conjoints d’ « Aryennes » (selon la classification nazie), c’est-à-dire mariés à des non-Juives. Il fallait pour cela que leurs épouses produisent les certificats de baptême de leurs quatre grands-parents. Les conjoints d’ « Aryennes » étant considérés non déportables à l’Est, il fut décidé qu’ils seraient déportés à l’Ouest, pour participer à l’effort de guerre allemand. Un train de wagons à bestiaux, avec à bord plusieurs centaines de « conjoints d’Aryennes » quitte la gare du Bourget, le 16 juillet 1943. Direction Cherbourg, destinations Carneville, Querqueville. Ils sont utilisés dans un premier temps à la construction du « Mur de l’Atlantique ». Puis la moitié du contingent est expédiée à fond de cale à l’île d’Aurigny, où elle arrive le 12 août 1943.
Parmi les 855 déportés de France, les Juifs constituent le groupe le plus important : 590 hommes majoritairement « conjoints d’aryennes ».
Léon Kartun va être détenu pendant 9 mois au camp de concentration de Norderney sur l’Île anglo-normande d’Aurigny (Alderney), où les conditions de vie sont très dures, et où il est employé à des travaux de fortifications. Le camp est sous le contrôle de la S.S., avec le statut de dépendance du camp de Neuengamme.
Au camp, Léon Kartun essaie tant bien que mal de protéger ses précieuses mains, et se fabrique un « piano muet » afin de continuer ses exercices. Il accorde les pianos de l’île, mais est assigné aux durs travaux quotidiens.
En 1949, il témoigne lors du procès des deux SS responsables du camp de Nordeney à Aurigny.
Je dois à la vérité de dire que, personnellement, je n’ai pas eu le crâne défoncé, je n’ai pas été blessé, mais j’ai subi le régime d’abrutissement scientifique de l’Allemagne.
Certains de mes camarades ont peut-être été plus malheureux que moi, en ce sens qu’ils ont eu le bras cassé, qu’ils ont été blessés.
Moi personnellement, j’ai subi le régime normal, c’est-à-dire le coup de matraque quotidien, 12 à 14h de travail par jour, etc.Dans la nuit du 24 décembre 1943, c’est-à-dire la nuit de Noël, M. Evers arrive à 11 heures du soir
Léon Kartun, témoignage lors du procès Evers-Adler, 1949
avec un volumineux paquet de lettres, et dit : “Messieurs, voici des lettres de vos familles pour vous, voici ce que j’en fais !…” il a ouvert le poêle et il les a jetées dans le feu. Ce n’est pas un crime, évidemment, mais enfin c’est une illustration de la méthode d’abrutissement perfectionnée de ces messieurs ».
Le camp de Norderney dispose de plusieurs baraques en bois d’une trentaine de mètres pouvant loger 80 déportés. Ces derniers construiront eux-mêmes au centre du camp une baraque sanitaire ne contenant qu’une seule douche. Deux S.S dirigent le camp.
Le lever se fait autour de 5 ou 6 heures du matin suivant la saison. Chaque matin, les déportés subissent l’appel puis l’attente.
Les responsables de l’organisation Todt viennent chercher leur main-d’œuvre. À la sortie du camp, une bande blanche est peinte sur leur pantalon.
Les membres de la SS-Baubrigade I (Brigade de construction) portent l’uniforme rayé.
Le matin, une décoction indéfinissable, baptisée pompeusement « café » est distribuée puis les groupes partent l’un après l’autre sur les lieux de travail, ce qui nécessite souvent une marche de plus de 6 km.
Viennent ensuite 12 à 14 heures de travail coupées par un temps réservé pour une soupe claire apportée sur les chantiers dans des bouteillons.
Sur place, les conditions varient d’un chantier à l’autre, certains gardiens, appartenant à l’organisation Todt, sont corrects, mais d’autres, déchaînés, se livrent à des voies de faits surtout quand ils ont trop bu.
Les détenus vont entreprendre des travaux pénibles de bétonnage (notamment le mur anti-char de Longis Bay), le bunker Mannez Hill etc.). Le travail consiste à couler du béton pour construire de nouveaux blockhaus. Tout coulage commencé devait être poursuivi jusqu’à son complet achèvement. Le plus long fut celui de la « West-Batterie ». Un travail sur place de 48 heures durant sans rentrer au camp. Bon nombre s’écroulent de fatigue sur place.
Ils sont aussi astreints à des travaux de terrassement, de gros œuvre et d’entretien des routes, ferraillage, débardage au port, transport de 300 sacs de ciment sur 50 mètres par jour, etc..
Vers 18h ou 19h, c’est le retour au camp souvent pénible car les travailleurs éreintés doivent encore marcher plus d’une heure. Des corvées attendent les détenus. Le repos n’est pas encore obtenu, car ils doivent encore se mettre dans une file interminable pour recevoir un demi-litre d’une soupe aux choux, 200 gr de pain (une boule de 1 Kg à partager entre 6 à 8 personnes) et 25 gr de margarine deux à trois fois par semaine et parfois (jour de liesse !) un rond de saucisse ou de la confiture. Un seul dimanche par mois est chômé !
Dans les baraques, puces, poux et rats prolifèrent. Une douche était à la disposition des déportés, pour éviter les maladies dues au manque d’hygiène.
Les admissions à l’infirmerie du camp, dont l’effectif ne devait pas dépasser 4% du groupe, étaient surtout la conséquence de la sous-alimentation et de l’état d’épuisement des organismes.
Aujourd’hui nous n’avons pas travaillé et ce soir nous avons un concert pour la première fois que nous sommes dans l’île, c’est une grande détente surtout que nous avons parmi nous Léon Kartun, célèbre pianiste de réputation mondiale. Il va jouer.
Abraham Noz, lettre du 30 janvier 1944, Aurigny
Un ordre d’évacuation précipité survient le 7 mai 1944.
En effet, les Allemands estiment que les travaux de fortifications sont terminés, et les 650 hommes du camp sont transférés en bateau à Cherbourg puis de là, par train à Hazebrouck près de Lille, au cours d’un voyage de dix jours dans des wagons à bestiaux plombés, à 50 par wagon. Les Allemands ont en effet encore besoin de main-d’œuvre dans cette région.
Durant ce long voyage, pas moins de 28 évasions se produisent grâce aux cheminots français (certains repris ont été fusillés). A Hazebrouck, les déportés dorment dans un grand hangar mal surveillé qui permet 16 nouvelles évasions. Puis un tri s’opère : 150 détenus, les moins valides (dont Léon Kartun), sont envoyés au lycée Mariette de Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais). Ils sont désignés pour différents chantiers (déblayage des routes et voies ferrées bombardées). Une note du sous-préfet de Boulogne datée du 10 juin 1944, informe le préfet de l’indignation de l’archiprêtre Sauvage et du pasteur contre le sort de « 120 juifs d’une part et de 144 demi juifs » détenus au collège Mariette.
Les 500 autres détenus du convoi sont dirigés vers Dannes (Lager Tibor) et Camiers (Lager Gneisenau) » (dont le landais David CHABAS).
Le 1er septembre 44, devant l’avance alliée, les Allemands parviennent encore à organiser un convoi pour évacuer les déportés de Boulogne vers l’Allemagne. La précipitation de l’évacuation entraîne aussi son lot d’évasions.
Léon Kartun décide donc de s’évader, ce qu’il fait le 3 septembre à Questrecques (Pas-de-Calais, à 10 km de Boulogne). Caché avec un camarade sous une baraque, un gardien ouvre le feu à l’aveugle et tue son compagnon. Léon Kartun en réchappe.
A pied, en camion, il réussit à regagner Nanterre, d’où il appelle son épouse.
Dès le 12 septembre, il est interviewé par France Soir, où il témoigne de son parcours.
Léon Kartun donne son premier concert d’après libération le 13 octobre à Paris, au Palais de Chaillot, à l’occasion du Festival de musique franco-américain organisé par le Mouvement de Libération Nationale (il joue « Rhapsody in blue » de Gershwin).
Après la guerre, il enregistre peu, mais multiplie tournées et récitals, souvent au profit d’oeuvres de solidarité envers les victimes de la guerre.
Ainsi, en 1946, il donne un récital Salle Gaveau au profit de « Revivre, Groupement de solidarité des Orphelins de la Résistance ».
En octobre 1947, un concert est organisé dans la Salle Braun de Metz, auquel assiste le maire, le directeur de cabinet du Préfet, le représentant du Gouverneur Militaire de la région, ainsi que le Dr. Burger, Président départemental de la Fédération Nationale des Déportés et Internés Résistants et Patriotes.
Le critique musical du quotidien Le Lorrain en fait un compte rendu très élogieux, regrettant seulement que le piano ne soit pas à la hauteur de l’artiste.
C’est ensuite une tournée au Maroc, en Algérie et en Tunisie en 1948 (pour la FNDIRP), puis en France, Suisse et Belgique. Plus de soixante concerts sont donnés, toujours au profit de la FNDIRP.
En 1949, il témoigne au procès des deux S.S. responsables du camp de Norderney.
Il participe également à la « Caravane d’Oradour » en juin 1950.
En 1952 au retour d’un concert en Pologne, il se produit au Gala du Bol d’Air (Association pour le soutien des enfants de fusillés de la Résistance).
Il compose des études pour piano, Caprice rythmique pour le piano, sur un motif de Paganini en 1948 .
Il réalise également des arrangements pour piano d’œuvres de J.S. Bach.
Léon Kartun écrit une Synthèse de la technique quotidienne du piano (142 exercices résumant toutes les difficultés) et édite 36 sonates de Domenico Scarlatti.
Son dernier enregistrement connu date de 1957.
Léon Kartun est décédé le 20 septembre 1981 à Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine).
Sources :
http://www.musiques-regenerees.fr/GhettosCamps/Internement/France/KartunLeon/KartunLeon.html
https://occupiedalderney.org/sites/norderney
https://www.frankfallaarchive.org/prisons/norderney-concentration-camp
https://www.maisondusouvenir.be/juifs_aurigny.php
TRAT (D.), Sur Aurigny-Alderney (Îles Anglo-Normandes), « Revue d’Histoire de la Shoah » 2000/3 (N°170), pages 205 à 210, Centre de Documentation Juive Contemporaine