« L’oeuf de Maman », le parcours de Serge GOUTMANN
Serge Goutmann peu après son retour de déportation

« L’oeuf de Maman », le parcours de Serge GOUTMANN

Pinkus dit « Paul » GOUTMANN (GOUTMAN/GUTMAN/GUTMANN) est né en 1893 à Kernozou, alors en Russie, aujourd’hui Kiernozia en Pologne (à 75 km à l’ouest de Varsovie).

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Pinkus et Ida Goutmann (Archives Serge Goutmann)

Venu à Paris avant 1914, où il exerce le métier de fourreur (15 rue Hermel dans le XVIIIe), il épouse en 1916 (ses parents sont alors déclarés « disparus »), Ida (Idess/Idessa) ROUDTMANOVITCH (ROUTDMANOWICH/RODMANOWICH/ROUDMANOVITCH), née en 1896 à Wierzbnik (alors en Russie, aujourd’hui en Pologne, à 40 km au sud de Radom), domiciliée 5 passage Cottin dans le XVIIIe également. Naturalisés en décembre 1929 (en application de la loi du 10 août 1927), ils ont 4 fils : Marcel, né le 2 février 1917 à Paris, décédé en 2002 à Montpellier, Adolphe, né en 1921 à Paris, décédé en Suisse en 2010, et enfin les jumeaux David (décédé en 2013 à Paris XVe), et Salomon/Serge, nés en 1925.

Pinkus est artisan en atelier, mais il a aussi un magasin rue Lécuyer dans le 18e (cambriolé à deux reprises, son activité s’en ressent). La famille habite alors au 42 rue de Clignancourt.

Salomon dit « Serge » naît le 10 octobre 1925 à Paris XVIIIe.

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Ida et ses deux jumeaux (Archives Serge Goutmann)

Il est scolarisé à l’Ecole de garçons du 7 rue Ferdinand Flocon dans le XVIIIe (AMEJD 18), mais aussi à l’Ecole Clignancourt.

La famille déménage au 43 de la rue Lamarck, toujours dans le XVIIIe, pour un appartement plus grand. Pinkus fait l’acquisition, avec un de ses frères, d’une maison de campagne (à Goussainville ?), Serge se souvient de ses jeux autour du cerisier avec son frère jumeau, le temps de l’insouciance…

Serge se décrit comme un enfant turbulent, « un titi parisien ». Il se souvient des réunions de famille (son père a 10 frères et sœurs !).

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En famille (Collection Serge Goutmann)

En mai 1940, il est jeté avec sa mère et son frère sur les routes de l’Exode (à pied) : Chartres, Le Mans, Vitré, et enfin Rennes, qui est bombardée. C’est l’Armistice. Retour à Paris.

Il est porté, selon les documents, comme fourreur ou serrurier/ajusteur.

Les mesures de persécution des Juifs se multipliant (port de l’étoile jaune, Rafle du Vél’ d’Hiv’), la famille décide de passer en zone non occupée. David son frère part en premier et franchit la ligne de démarcation sans encombre.

Le 8 août 1942, c’est au tour de Salomon et sa mère, qui partent en train jusqu’à Bordeaux, où ils prennent une correspondance pour Mont-de-Marsan.

Ils descendent sur le quai de la gare et s’avancent vers le contrôle allemand, un peu éloignés l’un de l’autre. Sa mère passe sans encombre, mais l’Allemand interpelle Serge et le met de côté. Un gendarme français appelé l’amène à la gendarmerie où il est interrogé : « Etes-vous juif ? ». Les faux papiers de Serge indiquent qu’il est né à Jarville. Le gendarme appelle la mairie de ce village, et Serge est démasqué, il avoue et explique qu’il doit retrouver sa mère dans un certain café à Mont-de-Marsan.

Les gendarmes s’y rendent pour enquête. Sa mère, les entendant, comprend qu’il s’agit de son fils et se rend à la gendarmerie, où elle supplie le brigadier, se met à genou, offrant même de l’argent.

« Si c’est votre fils, dit le brigadier, vous êtes juive aussi, donc on va vous garder »

(Serge regrettera de ne pas être revenu « lui régler son compte » après la guerre). Le soir, le feldgendarme allemand vient les chercher pour les amener à la prison, où ils sont incarcérés à 21 h.

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Registre d’écrou de la maison d’arrêt de Mont-de-Marsan (AD 40) (ouvrir l’image dans un nouvel onglet pour zoomer)

En deux jours, ce sont une trentaine de Juifs qui sont arrêtés à Mont-de-Marsan ou dans la région.

A la prison, il fait la connaissance d’Henri (Herman Pudlowski/Pudeleau ; passé en zone non occupée, il avait voulu revenir chercher sa soeur en zone occupée et s’était fait arrêter dans l’autocar), qui sera son compagnon de déportation (et qui le plume au poker !). Il se souvient aussi de l’humiliation ressentie lorsqu’on leur fait baisser leur pantalon afin de vérifier s’ils sont circoncis

Ils sont ensuite transférés en car au Camp de Mérignac le 12 août (avec 22 autres hommes, sa mère est partie la veille avec 29 autres femmes ; ils sont escortés par des gendarmes français et un Allemand), puis à Drancy le 26 (convoi de 445 personnes), et enfin à Pithiviers, en tant que Français (vraisemblablement le 1er septembre).

 

Ils sont déportés à Auschwitz par le convoi n° 35 au départ de Pithiviers le 21 septembre 1942 à 6h15.

Sur le quai, sa mère, qui n’est pas dans le même wagon, court lui porter un œuf, ils s’embrassent, c’est la dernière fois qu’ils se voient…

Ils sont environ 80 dans le wagon à bestiaux, le voyage dure 3 jours, sans eau ni nourriture ni sanitaires. Serge se souvient qu’il portait encore sa cravate…

A Cosel (Kozle en Pologne) 150 hommes jeunes sont sélectionnés pour le travail forcé, Serge est dirigé vers le camp d’Eichtal (en Silésie, aujourd’hui Dabrowka Gorna en Pologne), tandis que sa mère est assassinée dans une chambre à gaz dès son arrivée à Auschwitz.

Tout au long de sa déportation, Salomon/Serge ne quittera pas ses copains, Henri (Hermann) Pudlowski (Pudeleau) et Adolphe « Addy » Fuchs, rencontré lui au camp de Pithiviers.

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Addy Fuchs (Cercle d’Etude de la Déportation et de la Shoah)

Eichtal un « ZAL » (Zwangsarbeitslager für Juden), un camp de travail pour les Juifs, où ils sont réduits en esclavage et où les Allemands exploitent leur force de travail pour l’effort de guerre. Il y effectue des travaux agricoles, du terrassement, etc. Ayant dérobé des pommes de terre pour se nourrir, il est mis au cachot. Son camarade Henri lui fait passer une couverture, mais sera sévèrement puni pour cela.

Il est transféré le 10 décembre à Blechhammer, un camp géré non pas par la SS, mais par la Wehrmacht.

Le travail y est très dur (transport de briques, de charbon, de traverses de chemin de fer, etc.). Lever à 5h, appel par -20 °, faim, vols de nourriture. « Le père volait le pain de son fils » (ou l’inverse). Avec ses copains, Serge rêve de croissants, de poulet rôti, de cigarettes…

Le camp est aussi bombardé par les Britanniques.

En 1944, ce sont les SS qui prennent le contrôle du camp, qui est rattaché à Auschwitz III-Monowitz. Il faut porter la tenue rayée des déportés, et un matricule (177220).

Serge travaille dans un chantier à 7 km du camp.

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Entrée du camp de Blechhammer peu après sa libération

Un jour, alors qu’il s’est disputé avec un « kapo », juif, il reçoit 25 coups de cravache sur le bas du dos, assénés par le « chef de camp » juif (dans leur perversité, les SS portent rarement la main eux-mêmes sur les Juifs). Il assiste également à des pendaisons. Il évoque l’angoisse des « sélections », qui envoient régulièrement malades et « inaptes » vers les chambres à gaz.

Il se souvient aussi ce Juif hollandais qui lui déclare :

« Je ne savais même pas que j’étais juif »…

Le 21 janvier 1945, c’est l’évacuation vers Gross-Rosen en raison de l’avancée des troupes soviétiques. Serge et ses camarades se posent la question, mais décident finalement de partir.

Une boule de pain leur est distribuée, rapidement épuisée.

Cette « marche de la mort » de 182 km en 13 jours, par -25 °, effectuée dans de terribles conditions, est très meurtrière. Les rares Allemands qui veulent leur donner à manger sont repoussés par les gardiens, qui tirent en l’air.

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La « marche de la mort »

Ils parviennent à Gross-Rosen le 2 février, le camp, surpeuplé, est envahi par la boue

Il est ensuite transféré au camp de Buchenwald, où il arrive le 10 février après un voyage de 3 jours en train en wagons ouverts. A la gare de Weimar, ils essuient un bombardement et se cachent sous le train, il y a des victimes.

A Buchenwald (matricule 124641), il passe à la désinfection (car les épidémies font rage) et a droit une douche (il raconte son angoisse de savoir ce qui va sortir des pommeaux…).

Il est enfin affecté au kommando de Langenstein-Zwieberge en Saxe (le 18 février ?), qui est un camp « très dur », où la principale activité consiste à creuser des tunnels dans une montagne afin d’y enterrer la production d‘armes. La mortalité est très élevée, et Serge parvient à échapper aux kommandos de travail, se cachant, se « débrouillant ». Très affaibli, découvert, il est tabassé presque à mort par les kapos ukrainiens pour avoir grignoté de petits bouts du pain destiné à son « block ». Il se souvient aussi avoir attendu que son voisin meure afin de pouvoir lui dérober son bout de pain…

Toujours pour éviter le travail meurtrier, il est affecté au ramassage et à l’inhumation des cadavres (y compris d’enfants) qui s’accumulent dans le camp. Ses camarades et lui-même faiblissent, et il doit « secouer » fortement son copain Henri, qui veut « laisser tomber ».

Serge se souvient lui avoir dit, par une froide nuit de pleine Lune :

« Regarde la Lune, Henri, si on pouvait la voir depuis ailleurs… ».

Une nouvelle évacuation est annoncée, mais cette fois-ci ils décident de rester au camp.

Le 11 avril 1945, un grand coup de pied ouvre la porte de leur baraque et apparaît un soldat américain, la mitraillette au côté. Ils sont enfin libres !

Serge raconte la joie qu’ils ont eue de se préparer un bouillon avec des pattes de poule trouvées dans le camp.

Il faut encore attendre 8 jours que la Croix Rouge les prenne en charge. Ils sont hospitalisés dans l’hôpital d’une ville voisine, installé dans la mairie, où on les nourrit toutes les heures en petites quantités. Il ne pèse alors plus que 35 kg. 10 jours plus tard, il en a déjà repris 7.

Il est rapatrié à Paris le 5 mai en wagons à bestiaux (« mais pas à 80 par wagon »), et se rend, comme tous les déportés, à l’Hôtel Lutetia. Là une jeune fille l’accompagne chez lui (il se souvient que dans le métro, un homme lui donne du chocolat), mais son appartement est occupée (son père aurait quitté leur logement…). Il va alors au rez-de-chaussée, où se trouve un pressing dont il connait les gérants. Son frère appelle au téléphone, émotion des retrouvailles… (son frère avait vécu la guerre caché à « Châteauroux dans le Lot-et-Garonne », lieu non identifié).

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Serge Goutmann peu après son retour de déportation (Archives Serge Goutmann)

Pinkus son père, était resté à Paris, « pas vraiment caché » dit son fils, et avait été arrêté dans un café, dénoncé, interné à Drancy le 28 octobre 1943 (alors dit domicilié 42 rue de Clignancourt dans le XVIIIe). Il avait participé à la tentative d’évasion dite du « Tunnel de Drancy » en septembre, et été déporté sans retour le 20 novembre 1943 à Auschwitz par le convoi n° 62.

Serge et son frère vont retrouver leur frère aîné, qui a un mouvement de recul en le voyant. Il reste un an chez son frère, puis trouve un petit studio. Le retour à la « vraie » vie est difficile, il dit ne pas avoir voulu travailler pendant 3 ans, désirant « profiter de la vie » (il n’a alors pas 20 ans), fréquentant les cantines de déportés, les centres de vacances de déportés, etc. Avec le copain Henri, ils vont au dancing, et c’est au Palladium qu’il fait la connaissance de sa future épouse. Il est temps de retravailler, il devient vendeur en confection aux Puces de St-Ouen, puis au Carreau des Halles, et enfin VRP.

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« Avec les copains » (Archives Serge Goutmann)

Marié en 1951, il a une fille. Il habite ensuite Montreuil.

Il témoigne à Yad Vashem en 1981, et en 1995 pour l’USC Shoah Foundation Institute Visual History Archive.

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Témoigner (USC Shoah Foundation)

Il est décédé le 7 août 2017 à Montreuil, à l’âge de 91 ans.

A voir en plein écran :


Sources :

La principale source est le témoignage vidéo de 2 heures conservé par les « Visual History Archive » de l’USC Shoah Foundation Institute.

https://www.cercleshoah.org/spip.php?article248 (Mémoire du Camp de Langenstein).