Yves Jahan, ancien élève du lycée Duruy, assassiné à Auschwitz

Yves Jahan, ancien élève du lycée Duruy, assassiné à Auschwitz

Yves Noël Jahan naît le 30 décembre 1908 à Mont-de-Marsan (40), fils de François, inspecteur des écoles primaires dans les Landes, et de Marie-Louise Delépine, professeure à l’Ecole Normale d’institutrices de Mont-de-Marsan.
Il fait toutes sa scolarité au lycée de Mont-de-Marsan (de la Division Enfantine 1ère section en 1915 jusqu’en Terminale (Philo)). C’est un élève brillant, qui collectionne les prix et tableaux d’honneur.

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Il décroche son baccalauréat « Latin-Grec », mention Assez bien, en 1926.

Il poursuit ses études au lycée de Bordeaux, puis à Louis-le-Grand à Paris. Il obtient ensuite en Sorbonne une licence ès-Lettres et un Diplôme d’Etudes Supérieures. Il est alors pensionnaire à la Cité Universitaire, professant des idées anarchistes, selon la police.

Yves Jahan se marie en 1931 à Paris avec Paula Jeanne Marie Malval et est père de deux filles.
Il devient professeur de Lettres délégué au Lycée du Havre en 1931, puis titularisé au collège de Boulogne-sur-Mer en 1932. En 1936 il est affecté au collège Augustin Thierry de Blois, sur le poste de M. Laurens, devenu député.

« C’était là, pour ce jeune professeur une succession difficile : elle suscita parmi ses collègues des craintes naturelles mais non fondées : très cultivé, pédagogue et adoré de ses élèves, il s’affirma comme un maître d’heureuse influence et d’exceptionnelle valeur. Sa classe de sixième, classe d’initiation, la plus difficile de toutes, fut une véritable « sixième nouvelle ». Sans punir, grâce à son rayonnement naturel et à un enseignement aussi vivant qu’original, il obtint d’étonnants résultats. Très cultivé, pédagogue né, adoré de ses élèves, d’une valeur exceptionnelle. Il avait la meilleure influence sur les enfants, sans jamais prononcer de punition. »

Livre d’or de l’enseignement public du Loir-et-Cher.
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Blois. Les quais de la Loire et le collège (à droite). Carte postale des années 1900. Coll. Mémoire Vive.

Secrétaire de la section communiste de Blois, Yves Jahan est désigné comme responsable du Parti communiste pour l’arrondissement. Il est candidat au conseil général (canton de Blois-ouest) en octobre 1937 (il est battu avec 580 voix sur 3 957 suffrages exprimés).
Son activité politique se traduit notamment par des prises de parole lors d’un meeting des Comités antifascistes du Loir-et-Cher en décembre 1937, et lors d’une réunion du mouvement « Paix et Liberté » mettant en cause la responsabilité de l’Angleterre dans la politique de non-intervention en Espagne (le 24 janvier 1938).
Militant syndical, il devient en 1938 le secrétaire départemental du Syndicat des professeurs de collège. La même année, le 30 novembre, il est l’un des quatre professeurs de collège du département (sur 139) qui répondent à l’ordre de grève lancé par la CGT pour défendre les conquêtes sociales du Front populaire.

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À la dissolution du Parti communiste en septembre 1939, Yves Jahan dépose à la préfecture du Loir-et-Cher une déclaration écrite par laquelle il affirme rompre toute attache avec ce parti. Après cette date et malgré des filatures effectuées lors de fréquents voyages à Paris, la police ne peut rien retenir contre lui.
En avril 1941, en raison de ses activités politiques antérieures, le ministère de l’Éducation nationale déplace Yves Jahan au collège de Compiègne (Oise) où il reste l’objet d’une surveillance étroite par la police française, le préfet du Loir-et-Cher alertant celui de l’Oise de cette mutation dès le 10 avril, et le commissaire spécial de Blois prévenant son homologue de Beauvais.
Un rapport de police du 12 avril 1941 mentionne : « objet d’une surveillance constante. Voyages fréquents à Paris. Déclare avoir rompu avec le PC ».

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Compiègne. Le collège. Carte postale non datée (années 1900 ?). Collection Mémoire Vive.

Désigné comme otage sur une liste du Loir-et-Cher en tant que militant communiste, la police allemande l’arrête le 9 juillet 1941 sur le lieu de sa nouvelle affectation, au sortir de son cours.

L’ordre d’arrestation l’a suivi jusque-là depuis la kommandantur de Blois.
Selon le ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, il aurait protesté lors de son inculpation en affirmant qu’il n’avait « plus fait de politique depuis avant la guerre ».
Après son arrestation, la police le déclare domicilié au 71, rue du Cardinal-Lemoine à Paris Ve (adresse de son épouse), mais il disposait peut-être d’un logement de fonction au collège de Compiègne.
De la prison de Compiègne où il ne reste que le temps des interrogatoires, il va à pied, escorté par deux feldgendarmes, jusqu’au camp de Royallieu (Frontstalag 122), tout proche, où il est inscrit sous le matricule 1299.

Dans ce camp de détention allemand, l’incarcération se prolonge, et la vie s’organise. Yves Jahan fait de mémorables conférences sur l’Art et la littérature : « La vie des mots », « Le rêve », « Le rire », « Le siège de Trois n’aura pas lieu [?] », « La naissance des mers », « L’homme de Cro-Magnon à Broadway [?] »… « Fin, spirituel, érudit, plein d’humour, devant des auditoires chaque jour plus nombreux », il enseigne l’Histoire et l’Art, le latin et la psychologie.
Olivier Souëf, étudiant communiste parisien, mentionne dans ses cahiers une ses conférences sur le thème : « Poésie pas morte » (le 14 juin 1942). Ces conférences contribuent à soutenir le moral de ses compagnons de captivité.

Selon Louis Eudier, Yves Jahan gagne un concours d’échecs « où les pièces étaient des internés et le jeu d’échecs (aménagé) sur la place d’appel avec des couvertures ».
Pendant une période, il est assigné au bâtiment A4 dont le chef est Georges Varenne, instituteur de l’Yonne (futur “45000”). Des réunions du Comité clandestin communiste s’y tiennent sous le prétexte de parties de belote. Jahan y propage discrètement les thèses marxistes.

Le 20 février 1942, le chef de la Feldkommandantur 580 à Amiens (Somme) – ayant autorité sur les départements de la Somme et de l’Oise – insiste auprès du préfet de l’Oise afin que la fiche de chaque interné du Frontstalag 122 pour activité communiste demandées à l’administration préfectorale indique « son activité politique antérieure (très détaillée si possible), ainsi que les raisons qui militent pour ou contre sa prompte libération du camp d’internement ».
Le 10 mars, le préfet de l’Oise écrit au Ministre secrétaire d’État à l’Intérieur pour lui transmettre ses inquiétudes quant à cette demande :

Étant donné que parmi les internés du camp de Compiègne une vingtaine déjà ont été fusillés en représailles d’attentats commis contre les membres de l’armée d’occupation, il est à craindre que ces autorités aient l’intention de se servir de mon avis pour désigner de nouveaux otages parmi ceux pour lesquels j’aurais émis un avis défavorable à la libération. Me référant au procès-verbal de la conférence des préfets régionaux du 4 février 1942, qui précise “qu’en aucun cas les autorités françaises ne doivent, à la demande des autorités allemandes, procéder à des désignations d’otages”, j’ai l’honneur de vous prier de vouloir bien me donner vos directives sur la suite qu’il convient de réserver à la demande dont je suis saisi…

Le 13 avril, le commissaire principal aux renseignements généraux de Beauvais transmet au préfet de l’Oise soixante-six notices individuelles concernant des individus internés au Frontstalag 122 à Compiègne. Sur la notice d’Yves Jahan, à la rubrique « Renseignements divers », est rappelé son passé politique : « Ex-chef de la cellule communiste de Blois (Loir-et-Cher) et secrétaire régional du Parti. A milité très activement au sein du Parti ».
Le 23 avril, Madame Jahan écrit au préfet de l’Oise pour lui demander d’intervenir auprès des « autorités allemandes » afin d’obtenir la libération de son mari. Le 11 mai, elle réitère cette demande auprès de l’Inspecteur d’Académie de l’Oise.
Enfin, le 29 juin, le préfet de l’Oise écrit à la Feldkommandantur 580 pour essayer d’obtenir la sortie du Frontstalag 122 de soixante-quatre ressortissants de son département, dont Yves Jahan, au motif « qu’aucun fait matériel d’activité communiste n’a été relevé à leur encontre depuis l’arrivée des forces allemandes dans la région », envisageant la possibilité d’interner certains d’entre eux « dans un camp de concentration français ». Sa démarche ne reçoit pas de réponse.
Le 2 août 1942, Fernand de Brinon, (nommé le 5 novembre 1940 ambassadeur de France auprès des Allemands, puis le 17 novembre suivant « délégué général du gouvernement français dans les territoires occupés ») écrit au préfet de l’Oise, qui répond avoir effectué des démarches le 27 mai 1942 en faveur d’Yves Jahan auprès des autorités allemandes.
Mais il est déjà trop tard.
Le préfet craignait la fusillade. Ce sera la déportation. Entre fin avril et fin juin 1942, Yves Jahan a été sélectionné avec plus d’un millier d’otages désignés comme communistes et une cinquantaine d’otages désignés comme juifs dont la déportation a été décidée en représailles des actions armées de la résistance communiste contre l’armée allemande (en application d’un ordre de Hitler).
Le 6 juillet 1942 à l’aube, les détenus sont conduits sous escorte allemande à la gare de Compiègne et entassés dans des wagons de marchandises. Le train part une fois les portes verrouillées, à 9 h 30.
Yves Jahan est déporté à Auschwitz dans le convoi du 6 juillet 1942 dit des «45000» (en raison de leurs matricules à Auschwitz), un convoi d’otages composé, pour l’essentiel, d’un millier de communistes (responsables politiques du parti et syndicalistes de la CGT) et d’une cinquantaine d’otages juifs (1170 hommes au moment de leur enregistrement à Auschwitz).
Laon, Reims, Châlons-sur-Marne : le train se dirige vers l’Allemagne. Ayant passé la nouvelle frontière, il s’arrête à Metz vers 17 heures, y stationne plusieurs heures, puis repart à la nuit tombée : Francfort-sur-le-Main, Iéna, Halle, Leipzig, Dresde, Gorlitz, Breslau… puis la Pologne occupée. Le voyage dure deux jours et demi. N’étant pas ravitaillés en eau, les déportés souffrent principalement de la soif.
Le 8 juillet 1942, Yves Jahan est enregistré à Auschwitz (I) sous le numéro 45682. Sur sa photo d’immatriculation, il ne porte pas ses lunettes alors que d’autres détenus les ont sur le nez : a-t-il perdu les siennes lors de l’arrivée ?

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Auschwitz-I, le 8 juillet 1942. Musée d’État d’Auschwitz-Birkenau, Oświęcim, Pologne. 

Après l’enregistrement, les 1170 arrivants sont entassés dans deux pièces nues du Bloc 13 où ils passent la nuit.
Le lendemain, vers 7 heures, tous sont conduits à pied au camp annexe de Birkenau (Auschwitz II).
On les fait attendre dans l’allée principale pendant quatre heures, puis ils sont conduits dans un baraquement pour y recevoir une première soupe. À cette occasion, ils peuvent échanger leurs premières impressions. Puis tous sont répartis dans les Blocs 19 et 20.

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Portail du camp de Birkenau, secteur B-Ia, semblable à celui du secteur B-Ib par lequel sont passés tous les “45000”.

Le 10 juillet, après l’appel général et un bref interrogatoire au cours duquel Yves Jahan se déclare sans religion (Glaubenslos) et professeur d’éducation physique, ils sont envoyés au travail dans différents Kommandos.

Le 13 juillet, après les cinq premiers jours passés par l’ensemble des “45000” à Birkenau, Yves Jahan est dans la moitié des membres du convoi qui reste dans ce camp en construction choisi pour mettre en œuvre la “solution finale” (contexte plus meurtrier).

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Deux mois à peine après son arrivée à Auschwitz Yves Jahan, atteint du typhus, aurait été dirigé vers le Bloc 7 (Revier), sélectionné comme « inapte au travail » et assassiné le 18 septembre 1942 selon les registres du camp.
Les chambres à gaz du centre de mise à mort situé à Birkenau fonctionnent principalement pour l’extermination des Juifs dans le cadre de la “Solution finale”, mais, jusqu’en mai 1943, elles servent également à éliminer des détenus, juifs ou non, considérés comme “inaptes au travail”.

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Carnets de Roger Abada

Sa femme et ses deux filles ignorent son sort jusqu’en juin 1945.
Son état civil établi dans les années d’après-guerre et un arrêté du 7 juillet 1994, publié au Journal Officiel du 17 août 1994 portant apposition de la mention « mort en déportation », donnent néanmoins une autre date « mort du typhus à Auschwitz le 20 octobre 1942 à Birkenau ». Dans les années d’après-guerre, l’état civil français n’ayant pas eu accès aux archives d’Auschwitz emportées par les armées soviétiques a fixé celle-ci à cette date sur le témoignage avancé par deux de ses compagnons de déportation.


Tous les survivants du convoi ont parlé avec admiration de cet homme d’une rare qualité. Qualité que l’Éducation nationale reconnut officiellement par le discours de M. Désiré, inspecteur d’Académie, le 1er juin 1947 à Blois « Il militait au parti communiste, ce qui lui valut d’être muté en mars 1941 au collège de Compiègne : nous le considérons comme n’ayant jamais cessé d’appartenir à notre collège (….) ».

Yves Jahan figure sur le mémorial 1939-1945 de la ville de Blois et sur la plaque commémorative du collège Augustin Thierry de cette même ville.

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Plaque commémorative du lycée de Blois

Sources :